Pour DARK_CRYSTALL - Et pour les autres... - (C’est un peu long… Pardon si je « flood »…) :
"Il y a, je le sens, un âge auquel l'homme individuel voudrait s'arrêter ; tu chercheras l'âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée."
En guise de préambule : Rousseau répond en partie à sa propre sentence…
Lettre à d'Alembert sur les spectacles - 1758 - :
Je me souviens d'avoir vu dans ma jeunesse aux environs de Neuchâtel un spectacle assez agréable et peut-être unique sur la terre. Une montagne entière couverte d'habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent ; en sorte que ces maisons, à distances aussi égales que les fortunes des propriétaires, offrent à la fois aux nombreux habitants de cette montagne, le recueillement de la retraite et les douceurs de la société. Ces heureux paysans, tous à leur aise, francs de taille, d'impôts, de subdélégués, de corvées, cultivent, avec tout le soin possible, des biens dont le produit est pour eux, et emploient le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains, et à mettre à profit le génie inventif que leur donna la Nature. L'hiver surtout, temps où la hauteur des neiges leur ôte une communication facile, chacun renfermé bien chaudement, avec sa nombreuse famille, dans sa jolie et propre maison de bois qu'il a bâtie lui-même, s'occupe de mille travaux amusants, qui chassent l'ennui de son asile, et ajoutent à son bien-être. Jamais menuisier, serrurier, vitrier, tourneur de profession n'entra dans le pays ; tous le sont pour eux-mêmes, aucun ne l'est pour autrui ; dans la multitude de meubles commodes et même élégants qui composent leur ménage et parent leur logement, on n'en voit pas un qui n'ait été fait de la main du maître. Il leur reste encore du loisir pour inventer et faire mille instruments divers, d'acier, de bois, de carton, qu'ils vendent aux étrangers, dont plusieurs même parviennent jusqu'à Paris, entre autres ces petites horloges de bois qu'on y voit depuis quelques années. Et, ce qui paraît incroyable, chacun réunit à lui seul toutes les professions diverses dans lesquelles se subdivise l'horlogerie, et fait tous ses outils lui-même.
Ce n'est pas tout : ils ont des livres utiles et sont passablement instruits ; ils raisonnent sensément de toutes choses, et de plusieurs avec esprit. Ils font des siphons, des aimants, des lunettes, des pompes, des baromètres, des chambres noires ; leurs tapisseries sont des multitudes d'instruments de toute espèce ; vous prendriez le poêle d'un paysan pour un atelier de mécanique et pour un cabinet de physique expérimentale. Tous savent un peu dessiner, peindre, chiffrer ; la plupart jouent de la flûte, plusieurs ont un peu de musique et chantent juste. Ces arts ne leur sont point enseignés par des maîtres, mais leur passent, pour ainsi dire, par tradition. De ceux que j'ai vus savoir la musique, l'un me disait l'avoir apprise de son père, un autre de sa tante, un autre de son cousin, quelques-uns croyaient l'avoir toujours sue...
Je ne pouvais non plus me lasser de parcourir ces charmantes demeures, que les habitants de m'y témoigner la plus franche hospitalité. Malheureusement j'étais jeune : ma curiosité n'était que celle d'un enfant, et je songeais plus à m'amuser qu'à m'instruire. Depuis trente ans, le peu d'observations que je fis se sont effacées de ma mémoire. Je me souviens seulement que j'admirais sans cesse en ces hommes singuliers un mélange étonnant de finesse et de simplicité qu'on croirait presque incompatibles, et que je n'ai plus observé nulle part. Du reste, je n'ai rien retenu de leurs mœurs, de leur société, de leurs caractères. Aujourd'hui que j'y porterais d'autres yeux, faut-il ne revoir plus cet heureux pays ?
Ce sujet est en fait un sujet de philosophie de Terminale, portant sur l’utopie…
Essayons :
Dans le sens courant du terme, l'utopie est un rêve irréalisable. Thomas More fut le premier à utiliser ce mot pour désigner la société parfaite qu'il imaginait. Dans le mot utopie, la racine grecque "topos", signifiant lieu, est précédée d'une lettre remplaçant aussi bien le préfixe "eu" qui veut dire bien que le préfixe "ou", la négation. L'utopie est un bon lieu inexistant. Elle est, dira Jean-Jacques Wunenburger, «la relation de l'imagination historique avec cet ailleurs qui n'est jamais tout à fait nulle part, et qui nous déporte toujours vers du nouveau. »
Certains penseurs considèrent les utopies comme des choses positives, qui favorisent le progrès de l'humanité; d'autres les considèrent comme une invitation au totalitarisme. Pour comprendre ces interprétations opposées il faut situer l'utopie par rapport à l'idéal et par rapport à l'idéologie.
L'idéal, l'idéal de justice par exemple, est inaccessible à la manière de l'étoile. On sait qu'on ne l'atteindra jamais, mais on peut espérer faire de modestes progrès vers le bien en le prenant comme repère dans la nuit de l'action. Solon, le fondateur du premier état de droit, est le parfait exemple de l'homme qui avait pris un idéal de justice comme guide, sans se faire d'illusions sur les obstacles auxquels il se heurterait en chemin. En raison même de son altitude et du mystère qui l'entoure, l'idéal protège l'homme d'action contre la tentation de détruire le médiocre présent pour hâter l'avènement de l'avenir radieux.
L'utopie est irréalisable, mais plutôt à la manière d'un devis, dont la réalisation supposerait des conditions qui n'existent pas. Des précisions imaginaires, semblables à celles que l'on trouve dans les plans et les scénarios, y remplacent le mystère de l'étoile. Tôt ou tard, un chef charismatique ayant une mentalité d'ingénieur et persuadé que l'homme peut réussir là où Dieu a échoué, ne résistera pas à la tentation de transformer l'humanité, c'est-à-dire de lui enlever sa forme actuelle, et la remplacer par l'utopie. Les pires crimes lui paraîtront alors justifiés. Est-il besoin d'évoquer ici le souvenir de Staline, d'Hitler et plus près de nous, de Saddam Hussein ?
Certaines utopies, les cités idéales de Platon, de saint Augustin ou de Thomas More sont plus proches de l'idéal que du devis; d'autres comme le projet de Staline, celui de Marx ou celui des millénaristes libéraux actuels sont plus proches du devis. Dans la mesure où l'on prétend pouvoir la situer dans un lieu déterminé, à un moment précis de l'avenir, l'utopie s'éloigne de l'idéal pour se rapprocher du devis.
Pour le sociologue Karl Mannheim, l'utopie est une forme d'idéal constituant à ses yeux un contrepoids à l'idéologie. Il entend par utopie «toute orientation qui transcende la réalité et brime les normes de l'ordre existant, contrairement à l'idéologie qui exprime le statu quo». On ne s'étonnera donc pas que Mannheim soit attaché aux utopies. En conclusion de Idéologie et utopie, il écrit: «La disparition de l'utopie amène un état de choses statique, dans lequel l'homme lui-même n'est plus qu'une chose. Nous serions alors en présence du plus grand des paradoxes imaginables : l'homme qui a atteint le plus haut degré de maîtrise rationnelle de l'existence deviendrait, une fois démuni de tout idéal, un pur être d'instincts ; et ainsi, après une longue évolution tourmentée, mais héroïque, ce serait précisément au stade le plus élevé de la prise de conscience, quand l'histoire cesse d'être un destin aveugle et devient de plus en plus la création personnelle de l'homme, que la disparition des différentes formes de l'utopie ferait perdre à celui-ci sa volonté de façonner l'histoire à sa guise et, par cela même, sa capacité de la comprendre.»
Nicolas Berdiaeff avait déjà mis le monde en garde contre les utopies, il y a un siècle, dans un propos qu'Aldous Huxley cite au début du Meilleur des mondes: «Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu'on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante. Comment éviter leur réalisation définitive ?... Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d'éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins "parfaite" et plus libre.»
L'utopie, avons-nous dit, est un idéal en forme de devis. Elle a ainsi partie liée avec la technologie et le millénarisme, comme le prouvent à souhait les films de science-fiction. Walter Benjamin a mis en lumière le lien entre les machines et l'utopie dans son analyse du phalanstère de Fourier. «La plus intime impulsion donnée à l'utopie fouriériste, il faut la voir dans l'apparition des machines. Le phalanstère devait ramener les hommes à un système de rapports où la moralité n'a plus rien à faire. Néron y serait devenu un membre plus utile de la société que Fénelon. Fourier ne songe pas à se fier pour cela à la vertu, mais à un fonctionnement efficace de la société dont les forces motrices sont les passions. Par les engrenages des passions, par la combinaison complexe des passions mécanistes avec la passion cabaliste, Fourier se représente la psychologie collective comme un mécanisme d'horlogerie. L'harmonie fouriériste est le produit nécessaire de ce jeu combiné.»
À l'utopie, située dans l'avenir, produit du temps linéaire Jean-Jacques Wunenburger oppose le mythe et les autres créations de l'imaginaire humain. Ces créations sont plus proches du symbole, qui révèle un sens, que de l'objectif, qui fixe un but. L'utopie à ses yeux est un mythe dégradé en objectif, mot d'une prophétique ambiguïté: dans son sens militaire il désigne en effet une chose à détruire et, dans son sens politique, un but à atteindre. Le mythe est à son tour dégradé par l'utopie, qui vampirise littéralement l'imaginaire pour transformer son contenu vivant en objectifs figés:
«Les coryphées de l'utopie hantent toujours les espaces culturels, et espèrent faire signe aux dieux de l'imagination, pour qu'ils descendent de leur Olympe. Mais les hauts lieux sacrés sont aujourd'hui vides de dieux, depuis qu'ils ont quitté ces hauteurs paisibles pour se mêler au tumulte du monde, sous le masque des prophètes de l'histoire. Nous sommes ce peuple qui cherche toujours à mettre la main sur l'imagination divine, sans voir qu'elle nous enchaîne déjà dans notre quotidienneté. L'imagination désacralisée et fatiguée, rôde autour de nous, nous berçant de rêves d'histoire, et nous ne la reconnaissons pas dans ses tristes haillons. L'homme moderne s'apprête à renoncer à sa raison si longtemps idolâtrée, pour tenter le grand voyage vers l'imaginaire, sans se rendre compte qu'il ne trouvera rien de plus dans les paradis artificiels, que dans sa raison philosophique et historique. A tous les coins de son esprit, dans la clarté et l'évidence de ses concepts, dans la confusion et l'exaltation de ses fantasmes, il rencontre l'aspiration à une cité idéale, à un espace-temps dernier. L'imagination contemporaine, laïcisée et irradiant les finalités légitimées par sa raison, condamne l'homme à se courber sous une utopie monarchique. Conformistes et révoltés, tous se laissent séduire par le même guide du futur enchanteur.»
«L'histoire de l'utopisme est celle de la Tour de Babel que toute l'humanité a bâtie pour atteindre les hauteurs du ciel. »
La tentation à laquelle les utopistes succombent est aussi permanente que notre imparfaite condition qui a sa racine dans le péché originel. On pourrait même dire que cet utopisme est la tentation originelle. Comme toutes les tentations, il doit être combattu. Mais penser qu'il peut être réduit pour toujours est une folie semblable à l'utopisme lui-même. Un pessimisme déraisonnable au sujet de l'individu et un optimisme aussi déraisonnable concernant la collectivité trahissent le mépris de l'utopiste pour la création, le monde et la nature tels qu'ils sont.» Nous répondons ainsi à la phrase de Jean-Jacques Rousseau.

(pour toi, ce sera cinq...)